Nouba M'djenba et Nouba Zidane 2 par Beihdja Rahal

Publié le par Adab arabi

 

 

Sortie du double CD de l'Institut du Monde Arabe:
Nouba M'djenba et Nouba Zidane 2
 Editions IMA & Harmonia Mundi

Présentation

 


Quand le musicien arabe saisit son luth ou son rabab [1] et improvise un istikhbâr ou un mawwâl [2], il accomplit un geste magique qui le relie aussitôt au monde des "sphères supérieures". Car nos âmes, affirment les soufis, ont visité le Paradis et y ont goûté des mélodies divines avant que nos préoccupations terrestres ne nous les fassent oublier. "Nous avons tous entendu cette musique au Paradis, écrivait Mawlana Jalal ud-din Rumi. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute, quelque chose de cette musique nous revient en mémoire."

L'histoire de toute musique ne serait alors que la quête ininterrompue des musiciens afin de retrouver ces mélodies célestes originelles. Leurs efforts ne tendraient qu'à se réapproprier ce que nos âmes ont entendu avant d'être enfermées dans l'opacité des corps physiques.

Même si, pour accompagner son chant, le musicien a recours à son instrument, la musique arabe est impensable sans la voix du chanteur. Par sa voix, l'interprète transmet l'émotion qui l'étreint. Une complicité s'établit alors entre le messager inspiré et l'auditeur raffiné et exigeant dont l'âme a soif de révélations subtiles. C'est le sens profond de ce qu'on appelle "majalis al-ouns", ces moments où une communion profonde se crée entre celui qui chante et ceux qui écoutent. Musique, chant, interprètes et auditeurs ne font plus qu'un dans cette wihdat at-tarab, une forme d'empathie émotionnelle que les vrais amateurs de musique recherchent dans chaque concert.

L'Imam Abû Hâmid al-Ghazali proclamait: "Celui qui n'a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n'existe aucun remède". La musique éveille l'âme par la joie qu'elle procure, mais aussi par le "spleen" qu'elle fait naître dans le cœur en ravivant tous les souvenirs enfouis et les blessures accumulées. Les peines d'amour, les affres de la séparation et la douleur des attentes déçues refont surface. De même, on se souvient de l'innocence de l'enfance et des illusions de l'adolescence. Puis, comme par magie, la voix du chanteur, les sons des instruments ou les paroles d'un poème viennent panser les plaies et remplir de joie l'âme de celui qui est à l'écoute.

L'auditeur perçoit la musique autant avec son "histoire personnelle" qu'avec la culture acquise dans la société où il a reçu son éducation. Et le thème qui provoque le plus ce sentiment de profonde nostalgie est celui de la perte de ce paradis réel ou mythifié : al-Andalus. L'Espagne fut musulmane pendant plusieurs siècles et lorsqu'elle fut perdue, ses anciens habitants n'acceptèrent jamais leur exclusion définitive et crurent longtemps à un possible retour dans leur patrie. C'est la raison pour laquelle les Andalous transmirent à leurs descendants, de génération en génération, les clés de leurs demeures abandonnées de l'autre côté de la mer.

Ils léguèrent aussi à leurs héritiers leur profond chagrin et des chants poignants de nostalgie. Ils y racontent leur attachement à un mode de vie qui fut exemplaire à leur époque. Ils étaient célèbres pour leur joie de vivre et d'aimer ainsi que pour leur soif d'absolu durant les siècles qui ont précédé la chute du dernier rempart musulman : Grenade. Malgré cette tragédie, les chants andalous sont toujours vivants comme le sont les arbres et les rivières qui les ont vus naître. Ils sont vrais comme le furent les joies et les peines des hommes et des femmes qui ont inspiré leurs auteurs.

Le double album présenté ici par Beihdja Rahal vient confirmer ces propos par l'émotion qu'il fait naître chez l'auditeur. Les poèmes chantés parlent de la joie d'aimer :

Éveille-toi, mon amour et écoute le rossignol
Répandre son chant dans le jardin
Où toutes les fleurs sont réunies …

Mais ils sont aussi un miroir du cœur de l'amant qui souffre :

Pour toute boisson, je n'ai que mes peines et mes chagrins,
Et pour unique mélange, mes larmes abondantes.
Par Dieu ! Ce qu'il a déversé comme pleurs
Cet amoureux que torture son ardente passion.

La voix émouvante de la chanteuse a porté jusqu'à nous, en plus des pièces connues du répertoire andalou, quelques perles vouées à l'oubli. Elles sont sauvées grâce à la générosité de Yacine Bensemmane qui a livré à Beihdja Rahal ce que son père passionné de musique lui a légué. Elles sont sauvées aussi grâce à l'opiniatreté d'une chanteuse désireuse d'offrir à ses auditeurs tout ce qu'elle a appris et ce qu 'elle continue de recueillir. Rabah Mezouane et le regretté Tarik Hamouche font deux portraits croisés mais convergents de celle qui est devenue un grand nom de la nawba algérienne. Le lecteur pourra se rendre compte du chemin parcouru par Beihdja Rahal depuis ses premiers cours au Conservatoire d'El-Biar à Alger.

Enfin les explications données sur les deux nawbât Mezmoum et M'djanba ainsi que les traductions de l'ensemble des textes chantés apporteront un éclairage indispensable pour l'auditeur non arabophone. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour que ce double album, par la qualité de l'interprétation et la richesse de son livret, soit une occasion de s'émerveiller et de s'instruire.


Saadane Benbabaali

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